L’humour, l’humeur, l’humain

Article complet de mon article L’humour, l’humeur, l’humain,
paru dans la revue Pratiques, les cahiers de la médecine utopique N°82

"L'humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive et la meilleure arme du combat à mener contre soi-même."   Romain Gary
"Le rire est pharmakon", à la fois remède et poison. En thérapie, il présente de drôles de miroirs… pas toujours risibles !

Je suis thérapeute d’enfants, de la famille et du couple. J’exerce en libéral et dans un Centre Hospitalier Spécialisé. J’ai été, dans l’ordre : psychomotricien, au chômage, comédien, clown, metteur en scène, au chômage, responsable de formation, au chômage et aujourd’hui, des gens me consultent…
Je m’en étonne encore ! Quoique, à bien y réfléchir, les larmes et l’humour restent une constante… qui hier ne concernait que moi et qui de ma place actuelle de soignant, m’amène à y être aujourd’hui particulièrement attentif.  Je suis encore bien vivant et désormais, ce qui m’importe c’est de permettre à mes patients de l’être aussi !

De ces différentes expériences, qui sont comme la caisse de résonance de ma clinique, voici quelques réflexions qui cherchent à éclairer le jeu de miroir déformant entre l’humour, l’humeur et l’humain.
Je souhaite apporter des précisions majeures relatives aux notions d’humour et de rire. Convenez que dans le cadre du traitement de la souffrance psychique, il est pour le moins inconvenant que le rire soit systématiquement de mise… Et pourtant, du fait de sa dimension incongrue, l’humour a toute sa place ! Pour que ce paradoxe ne se transforme pas en malentendu et que les drames vécus ne soient pas renforcés mais puissent être au contraire dédramatisés, voici donc ces distinctions.


Une tradition solidement ancrée depuis Aristote admet que nous rions de choses laides ou grotesques et que ce rire est consécutif des émotions préalablement suscitées. Après accumulation de tensions, conscientes ou inconscientes, survient « l’éclat » de rire, comme l’extériorisation de pressions trop importantes. C’est typiquement le cas dans le rire nerveux. Mais existe aussi le rire réfléchi. Celui-ci fait suite à l’interprétation de dessins, de jeux de mots, de calembours ou de lectures de récits cocasses qui nous choquent, nous interpellent, nous décalent. Autrement dit, l’émotion provoquée nous bouscule dans nos représentations mentales mais celles-ci restent acceptables et plaisantes. Le rire en est la traduction. Le « ah ah ah », qu’on le veuille ou non, est un ricanement partagé, qui dans les meilleurs des cas, soulage celui qui raconte et ceux qui écoutent ou lisent. On rit ensemble… et souvent contre quelque chose, quelqu’un ou une situation.


Nous sommes à la 2ème consultation d’une thérapie de couple. Je propose à chaque conjoint de choisir, parmi tous les objets du cabinet, un qui représenterait leur couple. Madame a beaucoup de mal avec cette consigne. Elle est visiblement mal à l’aise et ne parvient pas à choisir un objet. Après un moment, je lui propose de continuer à réfléchir et de venir la fois suivante avec un objet qui, pour elle, parle le mieux de son couple. Monsieur est lui beaucoup plus détendu. Je ne l’ai pas vu choisir un petit objet et lorsque je lui demande s’il a fait son choix, il ouvre sa main et nous montre un porte-clés. C’est une petite boule représentant la planète terre accrochée par le haut à deux maillons à l’anneau plus gros qui retient une clé. Il dit « voilà aujourd’hui pour moi notre couple, il (elle) est en danger et il faut absolument faire quelque chose. » Madame est encore plus mal, le désarroi et la colère se lisent sur son visage. Après un très bref temps de suspension, elle dit « oui, c’est ça, tu me prends pour un boulet ! » Monsieur aussi interpellé que moi éclate de rire. Je comprends immédiatement la méprise. Madame est manifestement vexée et en prenant l’objet dans ses mains le découvre, réalise le malentendu et… rit jaune.
L’humour lui, m’apparaît plus subtil, il est une des formes du risible. Il en existe d'autres comme l'ironie, la parodie, la dérision, le burlesque... Chacune de ses formes fait appel à des qualités d’identification et de distanciation qui ne dénoncent pas de la même manière une situation observée. Chaque catégorie est singulière mais elles traduisent toutes, à divers degrés de profondeur, des particularités de l’intelligence humaine. L’humour regroupe l’ensemble de ces formes mais ne peut être confondu avec chacune d’entre elles. Aussi une stricte définition de l’humour est impossible à établir.


Jean est un garçon malicieux de 5 ans que je reçois pour de grosses colères à la maison et semble-t-il, une hyperactivité à l’école ! Le jour de la 1ère consultation sans les parents, comme d’habitude, je demande à l’enfant de quoi il se souvient de nos premières rencontres. Après un petit temps de réflexion, Jean se penche en avant, prend son dossier posé devant lui, en sort son dessin et me dit « de ça ». « Très bien et encore ? » dis-je. Cette fois-ci, Jean me demande s’il peut se lever, je lui réponds affirmativement. Il se dirige vers la grande salle et en marchant répond à ma question « des jeux » qu’il a découverts. Pendant qu’il sort des figurines et des voitures d’une caisse à jouet, je lui demande s’il sait pourquoi il vient me voir. Il s’interrompt et me répond du tac au tac « oui parce que j’ai une mémoire de poisson rouge », je souris… et je lui demande qui lui a dit cela ? « Ben, c’est mon papa ! »  


Prendre les choses avec humour est souvent associé à l’expression avoir de l’esprit. Dans cette perspective, l’humour est l’inverse de la farce, c’est une ouverture vers une dimension plus spirituelle. Si bien que lorsque je suis confronté à une personne privée de tout sens de l’humour, mon trouble est tel que je perçois instinctivement comme un défaut d’humanité qui me fige !
Nous sommes à la 6ème consultation d’une thérapie familiale en présence d’un père, d’une mère et de deux frères d’une trentaine d’années. Le patient désigné est réhospitalisé depuis un mois. Il a préalablement fait un séjour de 4 mois successif puis des expériences de sortie ont été tentées. Au cours de cette rencontre, comme les fois précédentes, la réalité de la maladie et la pertinence du traitement restent la problématique dominante pour l’ensemble de la famille. J’interroge sur ce que ce constat fait vivre à chacun. Le frère du patient est à saturation, il énonce qu’il « ne peut pas admettre que son frère considère qu’il n’a pas besoin d’aide et il déplore que celui-ci n’en fasse qu’à sa tête ». La mère pleure, se plaint et se demande « si c’est le bon traitement ». Le père accuse son fils malade de « diviser les doses par 4 et de ne pas suivre les directives du médecin ». Le patient lui considère qu’« on fait des expériences » sur lui. Je demande ce qui pourrait faire du bien à chacun. « Pour moi, répond le patient, ce serait de vivre d’amour et d’eau fraîche » et il enchaîne de manière tout aussi saugrenue « je regrette d’avoir dit à mon petit frère qu’il était adopté ! »


Ainsi donc personne ne rit et/ou ne sourit exactement des mêmes choses, au même moment, ni de la même façon et heureusement. La raison en est simple, nous ne nous sommes pas tous construits sur des référentiels identiques. L’humanité du rire n’est donc pas à chercher dans la forme qu’il prend mais plutôt dans sa signification. Chacun d’entre nous accorde le sens qui lui convient à ce qui le fait rire ou pas, chacun définit le comique comme il l’entend, et ceci en fonction de l’interprétation que chacun donne à sa propre vie et à celle-ci dans la Vie. Mais si cette liberté est de bon ton, elle ne suffit pas. Encore faut-il que chacun reconnaisse et accepte l’ambivalence irréductible du rire. Car si ce n’est pas le cas, cela signifie que je n’accepte pas le rire dans sa fonction culturelle de combat, à savoir la conquête de la transcendance. « L’humour est une révolte supérieure de l’esprit ». André Breton
Des  private-jokes au rire jaune, de l’humour noir ou potache au pince-sans-rire, l’humour est la marque de notre singularité, de notre relation particulière à notre corps, à nos états, à notre temps intérieur. Il traduit ce qu’il y a de plus intime de nos micro-territoires relationnels. Il nous libère de nos attaches, autant qu’il révèle nos allégeances et nos appartenances culturelles.
L’humour s’apparente davantage au sourire. Il serait une qualité sensible du regard qui permet aux interlocuteurs de se reconnaître à la fois comme semblables, à la fois comme différents. Il sous-tend une relation de respect et de complicité dénuée de tout jugement sur l’autre.


Si une des grandes forces du comique repose sur la répétition, il convient pour un thérapeute d’être particulièrement vigilant aux effets de celle-ci en consultation. En effet, les symptômes de nos patients sont souvent comme de mauvaises blagues qui ont rigidifié leurs comportements. Ce qui nous amène à souligner le lien étroit qui existe entre l’humour et l’humeur.
Depuis l’antiquité grecque, l’humour a été pensé comme mobilité, fluence, autrement dit comme mouvement d’humeur. Parmi les humeurs du corps, une se signale par sa propension à perturber les facultés de l’âme ; on dirait aujourd’hui les fonctions cérébrales. Il s’agit de la bile noire ou mélankholé. Cette humeur particulière est posée comme une puissance psychotrope de première importance. L’organe qui la produit est la rate, considérée comme le siège de la mélancolie. La traduction française du mot spleen désigne cet organe, de même que le mot humour trouve son origine dans la langue anglaise. Le rire et la mélancolie sont donc censés provenir d’une seule et même source organique. Jonathan Pollock dans son ouvrage Qu’est-ce que l’humour exprime ainsi ce point de vue : « toute tentative pour comprendre le phénomène de l’humour doit prendre en compte celui de la mélancolie : non seulement, ils s’éclairent mutuellement mais ces deux phénomènes peuvent être conceptualisés par le biais d’une élaboration commune ».


Ce sont dans les théories psychanalytiques que l’on trouve les explications les plus convaincantes relatives au fonctionnement psychique de l’humain et à l’origine médicale de l’humour comme humeur. Rappelons-nous que le sens premier du mot pulsion est associé à « la propagation du mouvement dans un milieu fluide ». Sigmund Freud reprend l’idée d’une nécessaire homéostasie de l’appareil psychique, possiblement obtenue par la décharge d’un trop plein d’énergie pulsionnelle. Mais si le rire en fait partie, Freud nous apprend aussi que lorsque nos désirs refoulés de l’enfance font irruption dans le langage, nous sommes amenés à produire des actes manqués ou mots d’esprit (witz).  Son apport original tient surtout au parallèle qu'il fait entre le trait d'esprit et le rêve. L'un et l'autre portent l'expression d'un vœu inconscient et emploient pour ce faire les mêmes techniques d'élaboration, notamment la condensation, le déplacement, la figuration par le contraire (l'ironie) et l'utilisation du non-sens. Procédés de création inconsciente très proches de ceux de la fabrication du comique.
Depuis les travaux de Freud et de ses continuateurs, nous savons que l’humour est le résultat d’opérations psychiques complexes. Il représente un mécanisme de défense, qui bien que flatteur peut être aussi sauvage. Le « moi », pris en tenaille entre le « surmoi » et le « ça » et s’appréciant comme de peu de valeur, voire s’évaluant comme monstrueux, produit un lapsus qui est une réaction contre l’angoisse de mort.


Je suis séduit par ces thèses qui rappellent la formule de Pierre Desproges : « oui, on peut rire de tout, mais pas avec tout monde ». Cette réponse souligne que l’humour ne draine pas que des dimensions esthétiques mais qu’il induit surtout des considérations éthiques. La preuve en est sans doute l’humour des gardiens du camp d'Auschwitz et leur inscription d'accueil, « le travail rend libre ». Il est, à ce propos pour le moins, difficile de ne pas être interpellé par le sens même que l'on peut entendre du mot Auschwitz : Aus en allemand signifie en dehors de, et witz mot d'esprit. Pour moi le lien est fait : Auschwitz représente les lieux sans humour, les espaces sans humanité.
L’humour est une manifestation de la force de Vie, qui pour chacun d’entre nous est plus-ou-moins naturelle, voire pulsionnelle et/ou plus-ou-moins transformée voire culturelle. Pour le thérapeute que je suis, tout se joue, se rejoue et par là même peut se déjouer par ces plus-ou-moins qui ne sont jamais les mêmes d’un patient à l’autre, d’une situation à une autre. Ces plus-ou moins sont à rapprocher des phénomènes transitionnels théorisés par Donald Winnicott dans Jeu et réalité, l’espace potentiel « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute…  le travail du thérapeute vise à amener le patient d'un état où il n'est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire.» En situation clinique, il s’agit de me laisser toucher par l’incongruité d’un témoignage, par l’étrangeté d’une manière de communiquer et de renvoyer en miroir cet insolite pour que nous l’explorions ensemble afin de voir s’il s’agit d’en rire ou d’en pleurer.
Les trois grandes fonctions de l’humour, à savoir : la recherche de liens qui permet de rassembler autour d’une pensée commune, la prise de distance contre l’angoisse et la conquête de la transcendance peuvent à leur tour devenir des dangers majeurs : « le rire est pharmakon », à la fois remède et poison.